L’irruption de Donald Trump au premier plan de la scène politique nationale au courant de 2015 a surpris la plupart des analystes. Si son positionnement idéologique représentait l’aboutissement d’une transition amorcée depuis près de 20 ans au sein du Parti républicain, sa rhétorique marquait une véritable rupture avec les us et coutumes des campagnes présidentielles. Loin des discours policés et des débats aseptisés, Trump a volé la vedette à ses concurrents en s’appuyant sur un mélange de déclarations outrancières et d’invectives vulgaires; une stratégie qui s’est intensifiée lors de son affrontement avec Hillary Clinton et qui n’a pas faibli depuis sa prise de pouvoir.
Ce faisant, Trump semble avoir aboli toutes les règles de décence de la communication politique, utilisant allègrement insultes, moqueries, surnoms, attaques personnelles mensongères et théories conspirationnistes. Pire encore, cette stratégie de campagne s’est poursuivie après l’entrée en fonction, franchissant une nouvelle étape dans le processus de mise en place d’une campagne permanente engagé depuis les années 1970.
En effet, si Trump n’est pas le premier à brouiller la frontière entre les moments électoraux et les périodes de gouvernement effectif, on peine à se souvenir d’un Président américain qui l’aurait fait aussi ouvertement : tout au long de son mandat, il a multiplié les grands meetings de campagne, les publicités politiques et, surtout, a maintenu ce ton vindicatif, bien loin du fameux « pivot » que certains annonçaient au moment de son élection. En ancrant sa communication présidentielle dans cette posture agressive et verbalement violente, Trump rompt ainsi avec la tradition séculaire de l’exigence de dignité généralement accolée à la plus haute magistrature de l’Union. En ce sens, et sans que l’on sache si cette transformation sera amenée à perdurer dans le temps auprès de ses successeurs, la rhétorique belliqueuse du Président républicain incarne un phénomène relativement inédit.
Agressivité ponctuelle ou culture de la violence ?
En revanche, au-delà de la spécificité de l’incarnation de cette position au sommet de la hiérarchie politique, on peut s’interroger sur les racines historiques d’une telle conduite. Plus encore qu’une analyse psychologique de Donald Trump lui-même, la question qui se pose est alors celle de la place de la violence verbale dans les joutes politiques américaines. En d’autres termes, s’il est admis que l’usage d’une telle tonalité par un Président en place est relativement inédit, quid de la simple présence de cette tonalité ? Trump est-il le symptôme absolu de la dégénérescence de la discussion politique américaine, désormais réduite à l’invective et l’insulte en 140 caractères ? Rien n’est moins sûr.
Un simple retour en arrière sur les dernières décennies montre à quel point la compétition politique américaine se traduit par une agressivité verbale démesurée. Le phénomène de publicité politique négative, protégé par le Premier Amendement garantissant la liberté d’expression, a explosé depuis les années 1960. Auparavant voilées derrière des critiques programmatiques, les spots d’attaques personnelles jouent depuis plusieurs décennies avec les frontières de la diffamation et n’hésitent pas à transformer la vérité à grand renfort d’effets spéciaux et de voix-offs menaçantes.
Cet usage massif de la publicité politique négative marque une spécificité importante de la communication politique américaine. Hors États-Unis, peu de pays laissent autant de latitude aux groupements politiques en termes d’attaques ouvertes et d’invectives personnelles par spots interposés. Dans la plupart des cas, la publicité est fortement encadrée par la loi, prévenant tout débordement. De même, certains exemples célèbres de publicités politiques négatives s’étant rapidement retournées contre leurs auteurs renforcent l’hypothèse d’une spécificité américaine dans le domaine.
Mais, là encore, on pourrait objecter que cette prime à l’attaque et à l’insulte plus ou moins voilée est un symptôme d’un environnement politico-médiatique moderne : à l’heure du câble, des chaines d’informations en continu et de la décrépiscence de la presse écrite, les personnalités politiques privilégieraient les phrases courtes, incisives, capables d’attirer l’attention d’un téléspectateur ou d’un internaute de moins en moins politisé et intéressé. Dans ce contexte, Trump ne serait qu’une ultime adaptation à cette nouvelle donne, lui qui maitrise parfaitement les codes de la télévision, en proposant des allocutions qui ne sont qu’une litanie de soundbites, les chaines d’informations ne pouvant s’empêcher de relayer le dernier surnom qu’il a trouvé, la dernière attaque frontale qu’il a lancée ou la dernière invective violente jetée à la figure de ses opposants.
Une telle hypothèse, quoique séduisante sur le papier, doit nécessairement être replacée dans un contexte historique plus large. Si Trump est l’aboutissement du dévoiement progressif de la parole politique, contrainte par un environnement médiatique de plus en plus manichéen, cela sous-entend qu’il y eut une période où ce ne fut pas le cas, un moment où la communication politique, notamment en campagne, fut plus mesurée et respectable. En d’autres termes, avant d’affirmer la contemporanéité d’une primeur de la violence verbale dans la politique américaine, il faudrait pouvoir s’assurer de l’absence, ou, tout du moins, de l’exceptionnalité de celle-ci dans des temps plus reculés. Dans le cas contraire, une hypothèse différente pourrait alors être formulée, celle de la violence verbale comme pratique inscrite dans la culture politique américaine.
Pour observer de telles pratiques, les campagnes présidentielles représentent un matériau de choix. Organisées tous les 4 ans, elles sont un moment de forte intensité politique et médiatique, produisant un effet de loupe sur des pratiques et des représentations autrement diluées en période normale. De fait, une large partie des travaux en communication politique ont tendance à se pencher sur les séquences électorales, qui permettent notamment de déceler les tendances, les innovations et les transformations du champ plus général de la communication politique. Ainsi, des pratiques devenues courantes hors campagnes, comme les publicités partisanes, les sondages politiques ou les débats télévisuels, trouvent leur origine lors de campagnes électorales.
L’attaque personnelle en campagne : une longue tradition
Les deux premières élections présidentielles américaines de l’histoire, en 1789 et 1792, ne présentent pas grand intérêt pour l’objet qui nous intéresse. George Washington fut désigné Président sans opposition structurée et, de fait, sans possibilité réelle d’une vraie conflictualité de campagne. En revanche, les luttes qui gouvernent à sa succession dans les années qui suivent vont durablement influencer le premier système partisan de l’Union, entre fédéralistes soutenant John Adams d’un côté, et démocrate-républicains soutenant Thomas Jefferson de l’autre. Le point culminant de cette première structuration du conflit démocratique américain se déroule lors de l’élection de 1800, opposant les deux acteurs sus-cités.
À cette époque, les candidats ne font pas campagne directement. Point de discours, d’interviews et de prises de positions publiques, ils laissent leur entourage s’occuper des basses affaires de la stratégie électorale. Parmi ces acteurs de la campagne, la presse partisane s’installe rapidement comme un outil central de communication. Directement financée et produite par les divers partis politiques, ces journaux représentent l’immense majorité des tirages et des ventes en période électorale.
Conscients du potentiel politique d’une telle entreprise, les partis investissent massivement, pour l’époque, dans ces entreprises, s’assurant de pouvoir distribuer un maximum de feuilles pour un coût minimum. Dans certains cas, les journaux partisans sont même distribués gratuitement pour atteindre une audience la plus large possible. Ce phénomène perdure pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle, avant que ces journaux soient progressivement supplantés par les grands quotidiens indépendants. Dans ce contexte, la presse partisane agit comme le porte-voix direct des organisations politiques, et il devient possible de rendre compte des stratégies rhétoriques utilisées pour séduire un électorat qui ne cesse de s’accroitre au fil du siècle.
Alors que l’élection de 1796 était restée relativement policée, celle de 1800 marque une première instance de partisanerie exacerbée, alors que les deux candidats, Adams et Jefferson, défendent des visions diamétralement opposées de ce que doivent être des États-Unis encore en construction. Si la discussion presque philosophique nourrit encore aujourd’hui les réflexions des chercheurs sur l’identité américaine, elle ne doit pas dissimuler la violence des échanges et des attaques personnelles qui rythment la campagne.
Certaines attaques gardent une teinte politique et, quoique particulièrement violentes, ne dénote pas spécialement avec ce qu’on pourrait attendre d’un moment électoral moderne. Ainsi, Thomas Jefferson est décrit comme un jacobin voire un athée qui se serait comporté comme un lâche durant la guerre d’Indépendance. Mais, à côté de ces saillies, d’autres offensives se font plus sournoises, prenant un tour personnel et véritablement insultant.
La presse fédéraliste à la solde de John Adams fait circuler une histoire selon laquelle Jefferson aurait eu un enfant illégitime avec une jeune esclave de son domaine de Monticello, Sally Hemings. Une accusation particulièrement infamante pour celui qui était ouvertement opposé au métissage, mais qui fera date dans l’histoire américaine. Jusqu’au XXe siècle, des historiens ont débattu de la réalité de cette relation, mêlant tests ADN sur les descendants de Sally Hemings et recherches archéologiques à Monticello.
La riposte des soutiens de Jefferson ne se fait pas attendre et les journaux démocrates-républicains lancent à leur tour une salve d’attaques contre John Adams, accusé de vouloir créer une dynastie royale américaine en mariant son fils avec une des filles du roi George III. Là encore, les tentatives d’infamie personnelles, en impliquant la vie privée du candidat, se mêlent aux attaques politiques, la mobilisation du fait monarchique comme repoussoir étant déjà bien ancrée dans les pratiques rhétoriques de la jeune république.
Loin de faire exception, cette dynamique de l’agressivité marque durablement la culture des campagnes électorales du siècle qui débute. La température monte même d’un cran en 1828, lors de l’affrontement entre John Quincy Adams et Andrew Jackson. Inquiets de la popularité galopante de Jackson, qu’ils perçoivent comme un dictateur militaire en puissance, les pro-Adams s’attaquent à la femme de leur adversaire, Rachel Jackson, accusée d’être toujours liée à son premier mari alors qu’elle a épousé Andrew, rendant leur union illégitime.
La mère de Jackson n’échappe pas non plus à cette violence tous azimuts, tour à tour accusée d’être une fille facile ou une prostituée, et d’avoir eu une relation cachée avec un ancien esclave. Certains vont même jusqu’à affirmer que le candidat du tout nouveau Parti démocrate serait né de cette union scandaleuse.
Dans le coin opposé de ce qui devient rapidement un ring politique où tous les coups sont permis, les soutiens de Jackson dénoncent les velléités aristocratiques de Adams et affirment que ce dernier aurait agi comme entremetteur pour le Tsar de Russie, lui fournissant des adolescentes américaines pour son bon plaisir.
Ce schéma se répète avec plus ou moins d’intensité tout au long du siècle, inscrivant durablement l’invective, le scandale (réel ou imaginé), la violence verbale, voire physique, et les attaques personnelles dans la culture des campagnes populaires américaines. Souvent citée comme l’élection la plus sale de l’histoire, la campagne de 1884 fut un modèle du genre. Les attaques sont au cœur des stratégies rhétoriques des deux partis en course pour la présidence.
D’un côté, les Démocrates font leurs choux gras des multiples scandales financiers dans lesquels serait impliqué le champion républicain, James G. Blaine. Les soutiens de ce dernier ne se démontent pas et finissent par déterrer un squelette de la vie privée de Grover Cleveland, candidat démocrate. Ce dernier, lors de ses jeunes années, aurait eu un enfant illégitime, insinuant même que la conception aurait eu lieu lors d’un viol et que la mère serait depuis internée de force. Les Démocrates, sous l’impulsion de leur candidat, décident d’assumer la vérité et de reconnaitre que Cleveland a effectivement eu un enfant illégitime, qu’il continue d’entretenir financièrement depuis. Ils réussissent néanmoins à repousser les accusations de viol et d’internement, ce qui n’empêche pas l’un des hymnes de la campagne d’être « Ma, Ma, Where is my Pa ? ».
On pourrait multiplier les exemples à travers l’histoire de campagnes présidentielles où le débat fut loin des idéaux démocratiques d’un espace public apaisé et rationnel. De fait, si Donald Trump, en incarnant personnellement ces stratégies rhétoriques, porte une rupture dans l’histoire de la communication politique, il s’inscrit dans une tradition ancrée des campagnes électorales américaines. Loin du poncif selon lequel la communication et le marketing politique auraient dévoyé une discussion politique autrefois respectable, l’étude de l’histoire des campagnes nous montre que les pratiques de Trump font en fait partie du logiciel communicationnel américain, lui-même résultat de la construction progressive et historique d’une culture spécifique des campagnes populaires.
Plus encore, on remarque que les moments de forte intensité négative, quand les attaques se font plus vicieuses et le discours plus violent, correspondent à des périodes de polarisation partisane extrême ; 1800 fut le théâtre de la première élection contestée de l’histoire américaine alors que 1828 marqua la naissance d’une organisation bipartisane qui dura jusqu’à l’orée de la guerre de Sécession. De même, 1884 fut marquée par le transfuge houleux d’une partie des Républicains vers le Parti démocrate, enclenchant un processus de réalignement partisan qui durera jusqu’à la fin du siècle.
Dans ce contexte, on comprend mieux la résurgence de ce type de rhétorique, portée par Trump, alors que Démocrates et Républicains semblent apparaissent extrêmement polarisés. Plus qu’un énième dévoiement d’un espace public idéal, la communication de Trump serait alors un signal supplémentaire de la division partisane et du potentiel réalignement idéologique en cours aux États-Unis, la marque d’un système en crise, comme il l’a été de nombreuses fois par le passé.