Si l’on en croit la plupart des sondages des primaires démocrates, Bernie Sanders est pour l’instant le favori pour remporter la nomination. Inimaginable il y a quelques années, son potentiel succès s’appuie sur un positionnement politique radical sur l’aile gauche du parti. Auto-proclamé démocrate-socialiste dans un pays où le capitalisme néo-libéral est encore roi, Sanders détonne par une rhétorique et un positionnement que certains n’hésitent pas à qualifier de populiste. En cas de succès à la primaire, voire à l’élection générale en novembre, Bernie Sanders pourrait accélerer un réalignement partisan global déjà entamé côté Républicain le début des années 2000.
Bien qu’étonnante dans le contexte contemporain, cette traction vers la gauche et la radicalité ne serait pas inédite dans l’histoire du parti démocrate. En effet, à la fin du XIXe siècle, alors que les États-Unis s’industrialisent rapidement et que les niveaux d’inégalités croissent à des niveaux inconnus, un jeune élu du Nebraska fait le pari de prendre à son compte la grogne sociale qui agite le pays depuis plus de 20 ans. Trois fois candidat démocrate à la présidence (en 1896, 1900 et 1908), William Jennings Bryan n’entrera jamais à la Maison-Blanche. En revanche, il impose durablement un nouvel agenda politique au sein du parti démocrate, basé sur la défense du peuple, des petits agriculteurs et des ouvriers contre la cupidité des grands patrons et les fortunes insensées accumulées par les Carnegie, Rockefeller et autres JP Morgan. Un discours qui résonne forcément avec les déclarations de Sanders sur la moralité des milliardaires et l’exploitation des classes laborieuses.
Le contexte tendu de la fin du gilded age
À l’orée de l’élection présidentielle de 1896, le parti démocrate est en mauvaise position. Bien qu’ayant conquis la Maison-Blanche quatre ans plus tôt, il a subi de plein fouet la crise économique de 1893 et a perdu le contrôle de la Chambre des Représentants et du Sénat lors des midterms de 1894. Quoiqu’affaibli, le Président Grover Cleveland continue de dominer de sa stature le parti de Jackson. Issu de la haute société new-yorkaise, ancien Gouverneur d’État et Président entre 1884 et 1888, il représente le compromis politique qui domine le parti démocrate depuis la fin de la guerre de Sécession : les fameux bourbons, libre-échangistes, antifédéralistes, opposés à la fiscalité et critiques ardents de la corruption qui gangrène le pays à tous les niveaux de l’administration.
Parmi les questions saillantes, la crise de 1893 met à l’agenda la légitimité de l’étalon-or : les mouvements agraires de défense des petits agriculteurs arguent en effet que pour alléger la pression économique qui pèse sur eux, l’État fédéral devrait autoriser le pressage de monnaie en argent, et non plus seulement en or. Paradoxalement, c’est autour de cette question relativement technique et peu excitante que va s’articuler la révolution idéologique globale du Parti démocrate.
1896, une élection historique
Dès 1895, Bryan fait de la question monétaire son cheval de bataille et parvient à se positionner comme le meneur des pro-argent au sein du parti. Lors de la convention de 1896, il navigue habilement entre les différents courants et parvient à se faire nominer au terme d’un discours resté dans la légende, qu’il conclut en accusant les puissances financières de crucifier les travailleurs sur une croix d’or. En prononçant ces ultimes mots, il mime la mise à mort du Christ, créant un silence de quelques secondes, avant que l’assemblée explose dans un délire absolu. Bryan gagne la nomination et inscrit le bimétallisme dans la plateforme démocrate. Sa victoire provoque le départ d’une large partie des cadres du parti, ainsi que le retrait de la plupart de ses soutiens financiers, acquis à l’étalon-or.
Qu’importe, à l’heure de l’industrialisation des campagnes électorales, des tracts de campagnes distribués par centaines de millions et des candidats en retrait, Bryan décide de prendre la route, seul, pour porter la bonne parole. Durant l’été et l’automne 1896, il organise la plus grande tournée de discours d’un candidat présidentiel à date, parcourant XXX milliers de miles, donnant jusqu’à 23 discours par jour et s’adressant à des foules de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Dans sa croisade, il est rejoint par le parti populiste, tiers parti qui défend les intérêts des petits agriculteurs de l’intérieur des terres.
Mais, alors que les coûts des campagnes présidentielles explosent et que leur organisation se professionnalise, les limites de l’entreprise de Bryan se font sentir. Insuffisamment organisée et stratégiquement pauvre, elle s’essouffle à l’orée de l’automne et voit le Républicain William McKinley prendre une avance décisive. Jamais Bryan ne parviendra à retrouver le souffle qui avait porté sa candidature en 1896 et il restera un éternel second. Néanmoins, son influence sur la configuration politique du XXe siècle est massive.
Une transformation durable de l’équilibre partisan américain
Sa prise de pouvoir au sein du parti en 1896 impose un agenda de défense des agriculteurs pauvres qui pave la voie aux rapprochements avec les syndicats ouvriers des décennies suivantes. Pour comprendre l’émergence de politiciens démocrates comme F.D. Roosevelt ou encore Huey Long, il faut aussi regarder la révolution idéologique populiste de Bryan. De même, certains historiens avancent l’idée que le tournant progressiste du parti Républicain au début du siècle fut en partie influencé par la peur de voir un candidat populiste prendre le pouvoir. Ainsi, une partie des idées réformistes, égalitaristes et sociales en vogue dans la première décennie du XXe siècle trouve sa source dans les idées des mouvements populistes de la fin du XIXe siècle et de la candidature de Bryan.
Alors Sanders est-il le Bryan du XXIe siècle ? De fait, son empreinte sera grandement déterminée par les résultats électoraux. Avec le système des primaires, on peut penser que même en cas de conquête du parti, une défaite contre Donald Trump condamnerait à court et moyen terme le courant progressiste chez les Démocrates. En revanche, en cas de victoire finale, il ne serait pas impossible que s’accélère le processus de radicalisation à gauche du parti, en miroir de ce qu’ont connu les Républicains en 2016. Ce qui est certain, c’est que le succès du candidat du Vermont s’inscrit dans une longue histoire de reconfigurations idéologiques du parti démocrate au sein desquelles les populistes et la gauche radicale ont joué des rôles importants, que ce soit en 1896 ou en 2020.