Demain, les Américains se rendront aux urnes afin d’élire leur président. Sur fond de pandémie, de crise économique et tensions raciales, voici les quelques éléments à retenir pour bien comprendre les enjeux entourant le scrutin du 3 novembre.
Le collège électoral: Qu’est-ce que c’est?
L’article 2 de la Constitution, qui instaure le collège électoral, résulte d’un compromis entre ceux qui souhaitaient une désignation du Président par un vote populaire et ceux qui voulaient sa désignation par le Congrès. Cette discussion s’ancre dans un débat philosophique plus large qui anime les partisans d’un régime républicain sur la place de la branche exécutive, en l’occurrence le Président, dans l’organisation institutionnelle.
La démocratie américaine est un système hybride qui mélange démocratie directe et représentative, résultat d’une superposition de plusieurs niveaux de gouvernement. Ainsi, lors de l’élection présidentielle, les électeurs confient la responsabilité du vote à des intermédiaires, les grands électeurs, qui ensemble forment ce qu’on appelle le collège électoral. Celui-ci élira formellement quelques semaines après le jour du scrutin, le Président et le Vice-Président des États-Unis. Ces 538 grands électeurs sont répartis au prorata de la démographie de chacun des États. Le territoire étant composé de 50 États et du district de Columbia (soit 51 scrutins au total le jour de l’élection), le nombre de grands électeurs par État est calculé de la manière suivante :
- Nombre de sénateurs (deux par État) + le nombre de représentants (variable en fonction de la population recensée tous les 10 ans)
- 3 grands électeurs pour le District de Columbia
La Constitution ne précise pas comment sont élus ces grands électeurs. L’organisation des scrutins et le processus de sélection des grands électeurs relèvent de la compétence des États fédérés. Dès lors, chaque parti de chaque État choisit une liste de grands électeurs potentiels, par exemple, des militants du parti (les élus au Congrès et les employés fédéraux ne peuvent pas être inscrits sur les listes) dont le processus de désignation diffère selon les États.
Le collège électoral est un système particulier qui présente plusieurs défauts majeurs. Parmi les plus problématiques, on retrouve:
- Une répartition des grands électeurs qui n’est pas parfaitement proportionnelle à la population, ce qui signifie qu’il existe une différence de poids entre les votes des citoyens. Par exemple, un vote du Dakota du Sud, État faiblement peuplé, compte 2,5 fois plus qu’un vote californien. (un grand électeur du Dakota du Sud représente 295 000 personnes contre 718 000 en Californie)
- La possibilité d’une dissonance entre le vote populaire et le résultat de l’élection. En effet, dans 48 des 50 États, il suffit d’avoir la majorité simple des bulletins pour remporter la totalité des grands électeurs (sauf dans le Maine et le Nebraska), c’est la règle du winner-take-all. En ciblant les États clés, un candidat peut se créer un chemin vers les 270 grands électeurs requis sans pour autant avoir reçu la majorité des bulletins nominaux à l’échelle du pays. C’est déjà arrivé 4 fois dans l’histoire : 1876, 1888, 2000 et 2016.
- En conséquence, une attention démesurée est portée sur les Swing states, ces États où le résultat n’est pas garanti et qui donnent un nombre important de grands électeurs.
Les États clés
Les États clés sont les États où la course est incertaine, et où le gain potentiel de grands électeurs est conséquent. Ils sont généralement situés dans des régions géographiques stratégiques, comme les États de la Rust Belt. Ces derniers partagent une désindustrialisation subie de plein fouet, dont la population majoritairement blanche et peu éduquée supporte le fardeau économique et social. Anciens bastions de la coalition démocrate, une partie d’entre eux ont été séduits par le discours de réindustrialisation et de protectionnisme économique de Donald Trump en 2016, causant la défaite d’Hillary Clinton.
En 2020, tout semble indiquer que parmi ces États, la Pennsylvanie pourrait être la clé du scrutin. Sans lui, Donald Trump n’a quasiment aucune chance d’atteindre les 270 grands électeurs. Quant à Biden, un échec en Pennsylvanie assombrirait grandement ses perspectives. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier meeting officiel de Barack Obama pour la campagne de Joe Biden se tint à Philadelphie.
Derrière, le trio d’États Michigan/Wisconsin/Minnesota devrait aussi revêtir une grande importance. Fondateurs dans le succès de Trump en 2016, la campagne démocrate a investi énormément d’argent dans leur reconquête. En plus des enjeux liés à la désindustrialisation, certaines régions possèdent notamment des spécificités en rapport avec l’agriculture. Ainsi, le gouvernement de Trump a versé de nombreuses subventions aux producteurs de lait du Wisconsin, handicapés par les politiques protectionnistes du Président en poste.
Enfin, dans des États comme la Floride et l’Arizona, les transformations démographiques liées à l’immigration latino-américaine ont mis, depuis plusieurs années, ces États en balance. On se souvient par exemple que c’était en Floride que s’était scellé le sort de la présidentielle de 2000, au terme d’un scénario ubuesque entre recomptages et contestations juridiques.
La dynamique actuelle de la course et l’impopularité de Donald Trump pourraient aussi permettre d’inclure de nouveaux États parmi les swing states. Ainsi, la Caroline du Nord, qui n’a voté démocrate que 2 fois depuis 1972, est en balance. De même pour la Géorgie, bastion républicain depuis 1992. Ces derniers jours, on évoque même la mobilisation historique au Texas, pilier de la stratégie sudiste et évangéliste du parti de Trump, et dont les taux de participation électorale ont d’ores et déjà dépassé ceux de 2016, propulsés par la mobilisation dans les comtés urbains, plus démocrates.
Bien qu’accélérée par des circonstances particulières, cette tendance s’inscrit dans un mouvement plus global de changement tectonique dans les équilibres électoraux du pays. Ainsi, dans plusieurs États du sud historiquement conservateurs, les mouvements démographiques et le développement de communautés hispanophones et afro-américaines pourraient sonner le glas de la domination républicaine. À l’inverse, on voit déjà comment les anciens États industriels, moins cosmopolites que le reste du pays, pourraient basculer du Parti démocrate vers le Parti républicain sur la question des valeurs et de la diversité.
Les entraves au vote
Les entraves au vote sont une tradition de longue date dans le système électoral américain. Ainsi, après la guerre de Sécession, plusieurs Etats du Sud mirent en place des règles extrêmement contraignantes pour contourner le 15eme amendement tout juste adopté qui accordait le droit de vote aux anciens esclaves.
Si les pratiques de suppression du vote ont évolué, l’esprit reste le même : empêcher certaines catégories perçues comme défavorables à son parti de pouvoir exercer leur droit de vote. Et, comme il y a un siècle et demi, les élus et dirigeants conservateurs sont à l’avant-garde de ces efforts. Depuis plusieurs années, de nombreux Etats ont ainsi durci les conditions d’accès aux urnes le jour du vote, requérant par exemple la présentation d’une carte d’identité.
Plus récemment, c’est le vote par correspondance qui a fait les frais de l’ire du Président Trump, ce dernier annonçant une fraude “inédite dans l’histoire” à cause de la généralisation de ce mode de participation liée à la pandémie. Pourtant, aucune donnée ne soutient que ce système serait plus sensible à la triche qu’un autre. De fait, c’est là une constante qu’on retrouve dans le discours visant à rendre le vote plus difficile : le mythe d’une triche rampante qui spolierait les résultats et travestirait la démocratie. En réalité, les cas de triche avérés sont extrêmement rares et relèvent généralement de quelques cas individuels isolés.
Plus sournois que les restrictions légales, certains Etats réduisent fortement le nombre de bureaux de vote dans des districts et des comtés bien ciblés, rendant l’acte de vote particulièrement coûteux. Ainsi, il n’est pas rare de voir des queues de plusieurs heures pour valider son bulletin, alors que le jour de l’élection n’est pas férié. De même, certains électeurs doivent effectuer plusieurs heures de voitures avant même d’arriver sur place, cannibalisant des journées entières pour profiter du plus élémentaire des droits du citoyen.
Autre exemple de restriction majeure, en Floride le Gouverneur républicain Ron DeSantis a signé une loi en 2019 obligeant les anciens détenus de régler l’entièreté de leurs de frais de justice pour pouvoir être en mesure d’exercer leur droit de vote. Dans cet État d’importance capitale dans les gains au collège électoral, cette loi peut avoir une incidence décisive sur l’issue de l’élection avec près de 775 000 anciens détenus dont une large majorité est issue des communautés noires et hispaniques.
Les “autres” élections
Comme mentionné précédemment, le système politique américain repose sur une superposition de plusieurs niveaux de gouvernement. Dès lors, en plus du choix du président, les Américains devront se prononcer sur une multitude d’autres courses dont celles au Congrès qui revêtent une importance stratégique majeure pour le président élu. En effet, afin d’assurer le succès de son agenda législatif, il est essentiel pour le président d’obtenir à minima une majorité au sein d’une des deux chambres du Congrès et de préférence au Sénat, qui détient le droit de vie ou de mort sur les projets de loi. Une coalition de 60 sénateurs sur 100 est nécessaire pour clôturer les débats sur un projet de loi et passer au vote.
Tous les deux ans, les sièges de l’ensemble des 435 représentants de la Chambre et un tiers des sénateurs (33) sont en jeu. Avec une majorité actuelle de 233 sièges contre 196, les démocrates, forts du contexte social qui leur est favorable, sont en bonne posture pour conserver, voir même accroître leur majorité à la Chambre des représentants. Dès lors, les projecteurs sont davantage tournés vers le Sénat. Parmi la dizaine de courses à surveiller cette année, trois d’entre elles suscitent un intérêt particulier.
Tout d’abord, la Caroline du Sud, où le siège de Lindsey Graham est menacé. La récente nomination de la juge Barrett pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour le sénateur sortant. Il est important de rappeler que M. Graham est le président de la commission des affaires judiciaires en charge des auditions de Mme Barrett. En Arizona, les démocrates sont en bonne voie pour remporter les deux sièges au Sénat. En Géorgie où les deux courses sont très serrées, si aucun des candidats ne remporte la majorité des 50 voix + une, un second tour sera organisé plusieurs semaines après le 3 novembre. Ce scénario ferait en sorte que le rapport de force au Sénat ne serait pas déterminé avant le mois de janvier 2021. Pour rappel, les Républicains détiennent une majorité de 53 sièges contre 47 au sein de la Chambre haute.
Les clivages électoraux majeurs
Pour mieux saisir les équilibres électoraux qui décideront du sort de l’élection présidentielle à venir, plusieurs variables peuvent être envisagées. Le genre est probablement une des variables les plus clivantes lorsqu’on s’intéresse à la division du vote entre Républicains et Démocrates. Ainsi, en 2016, si seules les femmes avaient voté, Hillary Clinton aurait remporté 458 grands électeurs, contre seulement 80 pour Trump. A l’inverse, si seuls les hommes avaient voté, Trump aurait accru son total de 304 à 350. Ce clivage se retrouve aujourd’hui, avec 50% des hommes qui se déclarent Républicains contre 42% s’identifiant démocrates. A l’inverse, seules 38% des femmes soutiennent le parti de Trump alors que 56% se prononcent démocrate.
En plus du genre, d’autres clivages majeurs permettent de comprendre finement les dynamiques du vote américain : appartenance ethnique, âge, niveau d’éducation ou encore lieu de vie. Ainsi, alors que la majorité des électeurs blancs s’identifient comme Républicains (53% contre 42% de Démocrates), 63% des latinos sont inscrits comme Démocrates. Ce chiffre grimpe à 72% pour les Américains d’origine asiatique et même à 83% chez les Afro-Américains. Une disparité qui permet d’expliquer la stratégie républicaine de suppression ciblée du vote dans les comtés où les minorités sont majoritaires. De même, le parti républicain est extrêmement dominant dans les comtés ruraux, alors que les centres urbains sont majoritairement démocrates.
En 2020, l’intersection de ce type de variables permet d’identifier plusieurs groupes clés pour les deux candidats. Ainsi, les femmes blanches habitant à la périphérie des villes sont une cible de choix pour les candidats, Trump leur demandant même explicitement de “l’aimer”. Celles-ci, plus assidues que les hommes à l’isoloir, pourraient bien être la clé de voûte pour une victoire surprise de Trump. Lui qui accuse un retard important auprès des femmes en général essaye de conquérir cet électorat précis en agitant l’insécurité et une mixité sociale subie qu’apporteraient les Démocrates.
En face, Joe Biden semble avoir mené une percée importante auprès des personnes âgées. Là encore, statistiquement, les personnes âgées sont celles qui votent le plus aux États-Unis. Largement favorables à Trump en 2016, les plus de 65 ans semblent déserter le pensionnaire de la Maison-Blanche, certainement refroidis par sa gestion d’une pandémie qui les touche en priorité et par ses attaques répétées contre le système de santé dont ils bénéficient. La perte de ces catégories d’électeurs, très actives dans les urnes, pourrait sceller le sort de Donald Trump le 3 novembre.
Nominations de juges et enjeux futurs
Le 26 octobre dernier, le Sénat à majorité républicaine a confirmé la nomination de la juge Amy Coney Barrett à la Cour suprême des États-Unis, devenant ainsi la sixième juge conservatrice à siéger à la plus haute instance judiciaire du pays. Faisant suite au décès de l’icône progressiste Ruth Bader Ginsburg le 18 septembre, Mme Coney Barrett fut la candidature choisie par Donald Trump lui permettant de faire basculer pour les décennies à venir le fragile équilibre de la Cour.
En effet, avec une majorité confortable de 6 juges sur 9 nommés à vie, les conservateurs ont désormais les coudées franches pour instrumentaliser des acquis sociaux historiques en débat sur les valeurs morales de la société américaine. D’ailleurs, la semaine suivant les élections présidentielles, la Cour devra se prononcer sur la constitutionnalité de la réforme de santé surnommée Obamacare. Autre conséquence importante, en cas de contestation, la Cour suprême pourrait être amenée à trancher sur l’issue de l’élection comme ce fut le cas en 2000.
Il s’agit d’une troisième nomination à la Cour suprême pour le président Trump dans des conditions fort contestées. Les Républicains reniant les mêmes raisons qui les avaient poussés à refuser la nomination de Merrick Garland en 2016 (proximité d’une année électorale) ont tout mis en oeuvre pour accélérer le processus de nomination de Mme Coney Barrett. Bien qu’une très courte majorité d’Américains (51%) soient favorables à cette nomination, 66% auraient souhaité qu’un vote sur un plan d’aide et de relance dans le cadre de la covid-19 soit priorisé par le Sénat.
En cas de victoire de Biden, la question de la réforme de la Cour suprême sera au coeur des débats. Certains membres du parti démocrate, comme la Représentante de l’État de New York, Alexandria Ocasio-Cortez, ont d’ores et déjà appelé à l’expansion de la Cour, pour contrer cette nomination contestée, une stratégie viable uniquement si le parti démocrate gagne la présidence et remporte la majorité des sièges au Sénat et la Chambre des représentants. Joe Biden a fait part de ses réticences, anticipant à juste titre les répercussions négatives dans le futur d’une telle initiative. En présence d’un contexte favorable, les Républicains seraient en mesure d’user de cette même stratégie afin de garantir une dominance conservatrice à la Cour suprême.
Amélie Escobar et Quentin Janel