Alors que la France s’engage dans une séquence politique qui s’annonce dominée par les enjeux de la présidentielle de 2022, le paysage médiatique connait des bouleversements inédits qui pourraient influer sur l’issue du scrutin.
C’est un fait établi en France : en dehors des chaines de service public, la quasi-totalité des médias français est détenue par des milliardaires ou des multimillionnaires. Ils s’appellent Drahi, Dassault, Bouygues ou encore Xavier Niel et sont à la tête d’empires couvrant la presse écrite nationale et régionale, la télévision, la radio et Internet1.
Parmi eux, Vincent Bolloré n’en finit plus de susciter les polémiques et les critiques. Proche de Nicolas Sarkozy, son rachat en 2014 du groupe Canal avait fait grand bruit. Autrefois reconnue pour son indépendance de ton, la chaine à péage Canal + a rapidement été mise au pas par Bolloré : déplacement d’émissions impertinentes sur des grilles horaires moins exposées puis déprogrammées2, censures de documentaires impliquant le nouveau directeur de la chaine3, licenciements expéditifs de journalistes trop critiques4, rien n’est épargné à la chaine.
En parallèle, il fait main basse sur une autre chaine du groupe Canal, iTélé. Canal d’information en continu, iTélé incarne alors l’arrivée et le succès de ce nouveau moyen d’information en France, avec ses consœurs LCI et BFM TV. Sous l’impulsion de Bolloré, la chaine est rapidement renommée CNEWS et une ligne idéologique claire est imprimée à l’antenne. Moins chères à produire, les émissions de débat sont favorisées face à la couverture de l’information, et les invités sont triés sur le volet pour favoriser le clash.
C’est ainsi qu’Éric Zemmour, condamné de multiples fois pour provocation à la discrimination raciale et à la haine religieuse5, possède son rond de serviette quotidien sur les ondes de Bolloré. Aux heures de grande écoute, on aperçoit aussi l’ancien journaliste sportif Pascal Praud discuter d’insécurité, de délinquance et de déclin de l’identité française entouré d’anciens membres du Front National, d’éditorialistes d’extrême droite et autres « spécialistes » en tout genre6. Moins abrasif mais tout aussi orienté, on pense aussi au programme d’histoire hebdomadaire « La belle histoire de France », où les poncifs du roman national le disputent aux inexactitudes factuelles pour vendre l’idée d’une France éternelle à l’identité menacée7.
Aujourd’hui, la force de frappe de CNEWS est réelle. Pour reprendre le lexique de la recherche en communication politique, elle a une capacité de mise à l’agenda que peu de médias peuvent revendiquer. En mettant en avant un traitement outrancier de l’actualité, basé sur la confrontation et les déclarations tapageuses, elle force le reste du microcosme politico-médiatique à se positionner en fonction de ce qui a pu être dit sur ses plateaux.
La logique d’imposition d’une grille conservatrice de lecture des événements, qui prendrait le contrepied de médias dominés par « les bienpensants » et autres « bobos » n’est évidemment pas sans rappeler l’ambition qui gouvernât à la création de Fox News aux États-Unis : même volonté de mettre en avant un point de vue ultra-conservateur, mêmes stratégies d’hystérisation des débats, même couverture sensationnaliste de l’actualité.
La force de frappe de l’empire de Vincent Bolloré ne s’arrête pas là. Propriétaire de la chaine C8, il héberge l’émission quotidienne « Touche Pas à Mon Poste », animée par Cyril Hanouna. Initialement pensée comme un talk-show sur l’actualité du monde des médias, elle s’est, depuis plusieurs années, largement diversifiée et traite régulièrement de sujets d’actualité. Depuis 2018, il anime, sur la même chaine, une émission entièrement consacrée à l’actualité, « Balance ton post », faisant intervenir d’innombrables chroniqueurs issus de tous univers.
Extrêmement populaires, les deux émissions n’ont cessé de défrayer la chronique : blagues homophobes, harcèlement et intimidation de collègues et, plus généralement, un traitement qualitativement médiocre des sujets abordés. Charlie Hebdo avait même qualifié Cyril Hanouna de « virus qui rend con » en référence au virus Zika8. Mais, que l’on apprécie ou non la qualité des débats qui se tiennent sous la coupe d’Hanouna, force est de reconnaitre que ses émissions sont extrêmement populaires. Sur ses tranches horaires, il bat régulièrement des records d’audience et les nombreuses polémiques, loin de le plomber, attirent un public curieux9.
De plus, ses émissions sont légitimées par les visites de personnalités politiques de premier plan : ainsi, on a vu Marlène Schiappa, Ministre déléguée à la laïcité participer plusieurs fois à ses émissions, mais aussi Jean-Luc Mélenchon ou encore Nicolas Dupont-Aignan, candidats présidentiels en 2017, se prêter au jeu. Aujourd’hui, pour ces acteurs, aller chez Hanouna permet de diffuser son message au-delà des auditeurs traditionnels du journal télévisé ou des débats politiques. En acceptant les conditions parfois rocambolesques de la discussion sur ce plateau, ils s’offrent la possibilité de parler à un public plus jeune et moins politisé, segment qui échappe depuis longtemps aux stratégies électorales diverses.
Avec CNEWS et C8, Zemmour et Hanouna, Bolloré contrôle deux des leviers les plus puissants du paysage audiovisuel français actuel. Si les publics ciblés et les messages véhiculés ne sont pas les mêmes, les ressorts, eux, se ressemblent d’une chaine et d’une émission à l’autre : culture du clash, sensationnalisme, mépris de l’expertise. Plus récemment, Bolloré s’est positionné pour le rachat de la station de radio nationale Europe 110. Pour les journalistes inquiets de leur liberté éditoriale, le message a été clair : il est encore temps de trouver du travail ailleurs11.
Alors Bolloré fera-t-il l’élection présidentielle de 2022 ? Ce n’est évidemment pas aussi simple. Le vote est une dynamique extrêmement complexe, où de nombreux facteurs viennent influencer le choix des électeurs dans l’isoloir. De fait, si on ne peut affirmer que Vincent Bolloré a le pouvoir de faire bouger la sociologie électorale française, il ne fait en revanche aucun doute que ses instruments médiatiques auront la capacité d’imposer les problématiques légitimes et leur cadrage idéologique lors de la campagne.
1 https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA
5 https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89ric_Zemmour#Condamnations
10 https://lesjours.fr/obsessions/l-empire/ep152-rachateurope/